La santé au travail : toute une histoire

Les Rendez-Vous de l’Histoire de Blois consacraient leur 24ème édition, du 6 au 10 octobre 2021, au Travail. Pour les festivaliers, ce fut l’occasion de s’informer sur la fatigue, la souffrance, la mort au travail dans une perspective historique et de mieux comprendre l’état des rapports sociaux dans la période actuelle.

Dans sa brillante conférence inaugurale sur le thème de “la justice au travail”, le juriste et professeur émérite au Collège de France Alain Supiot a d’emblée mis son auditoire en garde contre “la foi scientiste dans les lois autorégulatrice du marché” et “la déshumanisation du travail […] qui se traduit par une hausse spectaculaire des troubles psychiques au travail”.

Dans un bref entretien inséré dans le programme imprimé des Rendez-Vous de l’Histoire[i] (“RVH”) de Blois, il précisait : “Pour aimer travailler, il faut un travail aimable […] qui sache vous témoigner sa reconnaissance et votre utilité aux autres.” Quant au droit du travail – sa spécialité -, il ajoutait : “Son intérêt pratique est de poser la question d’une juste répartition du travail et de ses fruits. Question […] à laquelle on ne peut répondre sans faire appel à ceux qui travaillent et à l’infinie diversité de leurs expériences. L’objet premier du droit du travail est ainsi d’instaurer une démocratie économique, sans laquelle la démocratie politique ne peut que dépérir.” Tout un programme !

De l’esclavage au salariat en passant par le servage pour en arriver à “l’ubérisation” – un phénomène qui, selon le juriste, “n’est pas moderne, [mais] reprend le principe du servage : bénéficier d’un travail sans assumer sa responsabilité patronale” -, le statut du travail et de celles et ceux qui l’exercent n’a cessé de se modifier, tandis que l’organisation du travail suivait une tendance croissante à la “parcellisation” et à la perte de sens au nom de l’optimisation de la productivité. Ainsi étaient rapidement tracés les grands enjeux du travail et les tensions dont il fait l’objet.

Au fil des quelque 400 interventions programmées cette année, il revenait aux intervenants, historiens pour la plupart, mais également sociologues, politologues, économistes ou syndicalistes (voire écrivains ou documentaristes), d’éclairer, grâce à leurs recherches scientifiques, les innombrables facettes du travail, de son évolution au cours des siècles, de ses multiples impacts, plus ou moins bénéfiques, sur les sociétés et les individus et d’esquisser une réflexion sur les améliorations possibles. Le Salon du livre attenant à la manifestation offrait, de surcroît, une riche documentation sur le sujet.

Collectif ouvrier-chercheur, le tandem gagnant

Pour traiter de ce vaste sujet, plusieurs tables rondes étaient consacrées à la question “Travail et Santé”. L’une d’elles, sous le titre “Mourir au travail, souffrance au travail”, a replacé dans une perspective historique des moments cruciaux de détresse au travail, de l’esclavage à l’époque moderne en passant par les camps de travail (tel le goulag) qui ont vu périr – au travail et du travail - des millions d’individus.

D’autres rencontres ont abordé des phénomènes de moindre envergure mais aux conséquences non moins fatales. Ainsi le débat “Écrire les crimes au travail (19e-21e siècles) : quelles enquêtes ? quelles écritures” a posé les premiers jalons de la réflexion sur la santé au travail dans le cadre des “RVH”. En pointant “la fabrique de l’ignorance”, “l’accommodement” à tous les maux du travail (maladies, accidents, morts), quasi assimilés aux “risques du métier”, l’historien Pascal Marichalar[ii] a mis en évidence l’importance décisive de l’organisation des ouvriers en collectifs et/ou syndicats pour pouvoir démontrer qu’il y avait “crime”.

Dans sa recherche des “coupables” de la mort prématurée des jeunes verriers de Givors, près de Lyon, menée quasi comme une enquête policière mais sur un mode scientifique, c’est grâce à la documentation rassemblée et archivée par les ouvriers organisés qu’il a pu mener “une enquête de sciences sociales” sur leur propre enquête et percer “le mystère” des origines de la maladie - l’utilisation de substances chimiques toxiques dans la production à l’insu des salariés. L’usine a fermé ses portes en 2003, mais à force de ténacité et grâce à un travail commun assidu entre les verriers - ou leurs proches - et le chercheur, il a pu être prouvé, devant les prudhommes, qu’il y avait eu “meurtre” sur le lieu de travail. En d’autres termes, preuve a été faite que la maladie était d’origine professionnelle. Points faibles du dénouement : la responsabilité de l’employeur n’a pas été reconnue et les plaintes collectives (class action) n’étaient pas recevables en France.

La maladie de la dépossession des compétences

Dans un rapide passage en revue du “Monde du travail face aux volontés de transformation des systèmes techniques et des métiers du 18ème au 21ème siècles” à laquelle s’est livrée une autre table ronde d’historiens, il a été rappelé combien, au 18ème siècle, le savoir-faire ouvrier ou artisanal était un enjeu de pouvoir. Au fil des évolutions techniques, la “dépossession” de ces savoir-faire – dont le taylorisme fut, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, l’apothéose – a induit une “parcellisation” du travail et une volonté de contrôler les corps. Le corps devient alors un outil susceptible d’être rendu de plus en plus performant, et de nouveaux troubles au niveau des muscles, du squelette et de la santé mentale apparaissent.

Pour l’historien François Jarrige, de l’université de Bourgogne, l’informatisation et la numérisation s’inscrivent dans cette continuité de la “dépossession”. Tandis que des secteurs comme le BTP résistent, la rationalisation affecte le secteur industriel et le secteur tertiaire, au point que l’organisation du travail n’est plus guère perceptible.

Souffrance au travail : un poison sans contrepoison ?

Malgré une certaine évolution de la législation (reconnaissance d’une centaine de maladies professionnelles, notamment), “on n’en sort pas”, a souligné l’historienne Judith Rainhorn[iii], auteure d’un livre remarqué sur la céruse (ou  blanc de plomb), “un poison légal”. Si, de tous les temps, des formes de résistance ont existé face aux “métiers qui tuent”[iv], “on ne cherche pas à arrêter le système”, a déploré l’historienne de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, ajoutant que le rôle des médecins étaitresté, jusqu’ici, trop faible et minoritaire pour attirer l’attention sur ces problèmes.

De même, une troisième table ronde consacrée à “la fatigue au travail” a déploré que la notion même de “fatigue” soit si peu abordée par les médecins, mais aussi dans les sources et les travaux des historiens, et par les ouvriers eux-mêmes. Tout au plus parlait-on pendant des siècles - à quelques exceptions près - de “lassitude”, ce qui induisait - au mieux - des pratiques de “délassement”[v].

Le thème est toutefois sorti de l’oubli, grâce aux sociologues (tel Georges Friedmann) et plus récemment, au travail approfondi de l’historien Georges Vigarello[vi]. Dans sa récente publication, ce dernier démontre comment la fatigue s’est imposée au cours des siècles “comme un thème de préoccupations sociales, culturelles mais aussi scientifiques, au regard de la santé, de l’économie, jusqu’à justifier des intérêts d’ordre juridique et des arbitrages politiques”, résume Jean-Paul Callède dans sa critique de l’ouvrage.

Une telle avancée pourrait aller à l’encontre de la grande “invisiblilité” de la souffrance au travail (notammentchez les femmes) et de la capacité (inopportune) des uns et des autres à “taire la douleur”. Compte tenu des forces en présence dans la sphère sociale et des revers accumulés sur le marché du travail (salariés fragilisés, précarisés, atomisés, voire privés d’emploi), le combat pour une amélioration prochaine des conditions de travail s’annonçait toutefois difficile aux “RVH 2021” de Blois. Mais parallèlement, la présencequotidienne de milliers de festivaliers et l’affluence majeure du public aux grands entretiens menés avec les dirigeants syndicaux (CGT, CFDT)témoignaient de la recherche de solutions individuelles et collectives pour un mieux être social.Une note d’espoir bienvenue car,ainsi que le rappelait Alain Supiot dans sa conférence inaugurale, l’enjeu est de taille : “Il n’y a pas de paix durable sans justice sociale”.

Atelier Souffrance au travail, ASC

Novembre 2021


[i] Trois questions à Alain Supiot, in : Le Travail, 24ème Rendez-Vous de l’Histoire, Blois 2021, p. 8. Lire aussi l’entretien accordé au quotidien La Nouvelle République, le 8.10.2021, sur le site https://www.lanouvellerepublique.fr/blois/rendez-vous-de-l-histoire-de-blois-alain-supiot-et-la-gouvernance-par-les-nombres?fr=operanews

[ii] Pascal Marichalar, Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales, Éditions La Découverte, Coll. “L’envers des faits”, Paris 2017

Voir l’excellent résumé de Marc-Olivier Déplaude sur la démarche du collectif ouvrier et de l’historien, in : Travail et emploi 2017/4 (n° 152), pp. 126-130, ou sur le site https://www.cairn.info/revue-travail-et-emploi-2017-4-page-126.htm

[iii]Judith Rainhorn, Blanc de plomb. Histoire d'un poison légal, Les Presses de Sciences Po, coll. “Académique ”, Paris 2019, 372 p. Au troisième jour des “RVH”, l’historienne informait le public que le monde du travail avait enregistré sept morts (ouvriers du BTP, élagueur…) depuis l’inauguration de la manifestation culturelle de Blois.

[iv]Léon et Maurice Bonneff, Les métiers qui tuent. Enquête auprès des syndicats ouvriers sur les maladies professionnelles (1900), réédition Éditions Plein Chant, Blassac 2019 https://aehit.fr/notes_lecture/les-metiers-qui-tuent-leon-et-maurice-bonneff/

[v] Maurice Cristal, pseudonyme du maire du 11ème arrondissement de Paris Maurice Germa (1827-1887), a écrit en son temps sur “les délassements du travail” (1861).

[vi] Georges Vigarello, Histoire de la fatigue du Moyen Âge à nos jours, Éditions du Seuil, Paris 2020. On trouve un intéressant résumé critique du livre par Jean-Paul Callède, Bordeaux, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, sur le site https://journals.openedition.org/ress/7240.]

 


LISTES DES TABLES RONDES

  • ÉCRIRE LES CRIMES AU TRAVAIL (XIXE-XXIE SIÈCLES) : QUELLES ENQUÊTES ? QUELLES ÉCRITURES
  • DÉPOSSÉDÉ·ES
  • LA FATIGUE AU TRAVAIL (XVE- XXIE SIÈCLE)
  • MOURIR AU TRAVAIL, LA SOUFFRANCE AU TRAVAIL


POUR VOIR PLUS LOIN

Retrouver le programme du festival, les dossiers et les intervenants sur le site https://rdv-histoire.com/programme/edition-2021-le-travail

Et certaines conférences enregistrées par France Culture et diffusées en podcast

- FRANCE CULTURE 11.10.2021 : interview de Nabila Oumakhlouf, psychologue du travail et présidente de l’Association Pôle Psycho

“Le psychologique, c’est absolument indispensable, mais pour moi ça nous renvoie à des problèmes sociétaux et politiques. Notamment la réforme de l’assurance chômage, qui va mettre dans des situations encore plus précaires, un grand nombre de citoyens. Donc oui le psychologique, mais les moyens sont aussi à mettre ailleurs.”

https://www.franceculture.fr/emissions/journal-de-12h30/journal-de-12h30-thomas-cluzel-du-lundi-11-octobre-2021

- FRANCE CULTURE 19.10.2021, Les chemins de la philosophie, Série Management, Épisode 1 : Sommes-nous tous en burn out ?

Entretien avec la sociologue Danièle Linhart, auteure de “L’insupportable subordination des salariés”, Éditions Érès, Toulouse 2021

Le management mise sur l'humanisation des méthodes de travail, pourtant, il en vient à déshumaniser les individus, les déprofessionnaliser. Comment est-ce possible ? Dans le monde du travail aujourd'hui individualisé, comment la souffrance au travail a-t-elle évolué ? Comment se manifeste-t-elle ?

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/sommes-nous-tous-en-burn-out

- FRANCE CULTURE 25.10.2021, La grande table des idées,

Entretienavec Pierre Blavier, chargé de recherche au CNRS en sociologie et science politique et enseignant à l’université de Lille. Auteur de “Gilets jaunes, la révolte des budgets contraints”, PUF, 2021

En novembre 2018, le début du mouvement a surpris la France, et fait reculer le gouvernement sur la question de la taxe carbone et du prix de l'énergie. Retour analytique sur le mouvement des Gilets jaunes, "la révolte des budgets contraints", selon l'expression de Pierre Blavier, notre invité.

https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/la-grande-table-idees-2nde-partie-emission-du-lundi-25-octobre-2021