Anne, qui a fréquenté un certain temps l’atelier Souffrance au travail, a témoigné de son expérience et des leçons qu’elle en a tirées.

1) A propos de l’entreprise et de l’organisation du travail : les employeurs du domaine social qui ont un statut d’association, dotée d’un Conseil d’Administration de bénévoles, ont une problématique spécifique. D’un côté comme de l’autre, il y a une difficulté à poser des limites à son dévouement quand on travaille pour des valeurs humanistes et un manque de temps pour les bénévoles pour contrôler ce qui se passe vraiment sur le terrain.

 Il faut aussi savoir que, même si les choses délétères se savent, les responsables n’interviennent pas parce qu’ils n’ont pas de solution à proposer sur le terrain. Où on retrouve la problématique du manque de moyens commune au secteur social, médical, éducatif ou de la justice.

Autre difficulté face à un manager pervers : la séduction initiale exercée par un supérieur hiérarchique peut masquer un temps son comportement pervers. Mais celui-ci éclate vite quand le mensonge, le déni, sont évidents. Il y a néanmoins un moment de doute à traverser : est-ce moi qui perd la tête ? Est-ce l’autre ?

2) Face à la solitude et au processus psychique destructeur qui s’installe progressivement, il y a une attitude à avoir : en parler autour de soi - sauf que le proche entourage se lasse vite. Il faut aussi se tourner vers les collègues qui peuvent vous manifester de la sympathie - sauf que, confrontés à la peur de perdre leur emploi, et sensibles aux divisions que la partie adverse ne manque pas de mettre en œuvre, ils n’iront pas jusqu’à former un collectif de lutte. Ne pas hésiter alors à prendre contact avec toutes les instances existantes : inspection du travail, médecine du travail, syndicats, élus du CSE (Conseil Social et Économique, ex-Comité d’Entreprise)… Ne serait-ce que pour les traces écrites que cela génère (potentiellement utiles lors d’une négociation ou d’un procès), et puis surtout parce que cela remet le salarié en souffrance dans une démarche active et contribue à le sortir un peu des effets destructeurs de son isolement. Ne pas hésiter non plus à se tourner vers des instances plus psychologiques : groupes de parole comme l’atelier Souffrance au travail de l’ASC mais aussi démarche personnelle psychothérapeutique.

3) Lutter ? C’est une réflexion à part entière : la réponse est clairement non si le rapport de forces sur le terrain est défavorable. Par la suite : engager une négociation ou intenter un procès ?  Le désir premier est qu’on vous rende justice, désir de reconnaissance du dommage subi. Mais c’est une illusion dont la réalité vous défait parfois à travers un processus douloureux. Anne a suivi le conseil de son avocat et opté pour la négociation qui a abouti à une compensation financière. Comme dans le procès France Télécom : l’entreprise indemnise un harcèlement qu’elle ne reconnaît pas. C’est dire s’il faut trouver ailleurs que dans la justice la restauration psychique, bien que l’argent (l’indemnisation financière) ne soit pas non plus négligeable.

4) A l’avenir ? Il faudrait former les élus du CSE à repérer les risques psycho-sociaux (RPS).

Le Dr Weizmann nous a fait part de son expérience de médecin traitant qui lui a fait créer ce groupe Souffrance au travail à la fin des années 1990 pour faire face à la vague des salariés venant la consulter pour des problèmes de santé liés au travail et afin que son action ne se limite pas à donner des arrêts maladie et des médicaments.

1) Pour le Dr Weizmann, il n’y a pas de signes distinctifs physiologiques ou psychiques qui caractériseraient la souffrance au travail. Ce sont les mêmes qu’avec une autre source : troubles musculo-squelettiques, palpitations cardiaques, signaux dépressifs… Il faut juste que le médecin pense à poser la question du travail car il y a des patients qui ne font pas le lien entre leurs symptômes et leur travail. Parfois la réponse à la question est immédiate : réaction faciale et crise de larmes… L’augmentation des addictions (l’alcool notamment) peut aussi être un signe car l’usage du produit addictif vient calmer l’angoisse.

2) Par ailleurs, la souffrance au travail est un processus d’isolement insidieux car très souvent la personne culpabilise par rapport à son travail et au début nie qu’il y ait problème ou s’en attribue entièrement la responsabilité sans voir que l’organisation du travail en est la principale source. Les salariés en souffrance sont souvent des gens très sérieux, qui s’identifient totalement à leur travail et y associent une reconnaissance de soi. C’est quelque chose que le médecin peut repérer. D’où l’idée de constituer un groupe sur la souffrance au travail : remettre de la parole et du collectif, et de manière étonnante, aboutir souvent à la joie !

3) Le médecin traitant peut avoir des contacts avec le médecin du travail, dans la mesure où ce dernier ne peut délivrer des arrêts maladies mais peut l’informer sur la situation du salarié dans l’entreprise. Il a aussi un devoir d’information de l’employeur qui lui-même a le devoir de maintenir ses salariés en bonne santé. Il est aussi seul juge pour signifier l’inaptitude partielle ou totale. Il peut aussi demander des examens complémentaires.

Concernant le risque que le médecin du travail subisse des pressions de l’employeur, l’expérience du Dr Weizmann est que le risque est moindre quand celui-ci dépend d’un service interentreprises et que dans ce domaine, tout n’est souvent qu’une question d’individus.

4) Le stress post-traumatique existe bien mais il peut apparaître beaucoup plus tard à cause d’un processus de refoulement. Il se manifeste par de l’angoisse diffuse, un état permanent d’alerte, des flash-back (la scène traumatisante revient à la conscience), un syndrome dépressif. Les psychothérapies peuvent être un remède pour revenir sur ce trauma, les thérapies comportementales peuvent avoir une efficacité aussi, ou d’autres méthodes comme l’EMDR (Désensibilisation et Retraitement par les Mouvements Oculaires), l’hypnose...

5) Aller jusqu’à un procès, même si l’on perd, aide à redresser la tête, une manière de sortir dignement du processus destructeur.

A l’avenir ? A l’instar de Christophe Dejours : il faudrait changer le programme des écoles de commerce ! Car une pensée unique du management s’y est par trop imposée, notamment la suppression de tous les espaces d’échanges possibles entre salariés.

Evelyne Heizmann, avocate à la retraite, dont l’activité dominante a été le droit du travail nous a apporté des précisions quant à ce qu’on peut attendre d’un avocat ainsi que son regard de professionnelle du droit sur cette expérience si personnelle qu’est la souffrance au travail.

1) D’emblée elle déconseille le procès et prône plutôt la négociation. Pourquoi ?

Beaucoup d’aléas dans une procédure judiciaire. Il y a le problème de la preuve : très difficile de prouver le harcèlement moral et difficile d’obtenir des attestations de la part des collègues. En outre, ces “preuves” seront toujours appréciées de manière subjective par le juge. Il faut aussi compter avec la réalité du terrain de la justice : manque de temps, de moyens (dossiers parfois à peine ouverts). Et surtout, pour le salarié en souffrance, ce sera une épreuve douloureuse que de prendre connaissance des écrits sur lui rédigés par la partie adverse…

2) Pour Evelyne Heizmann, l’avocat doit sentir ce que veut le client et le prévenir : si la procédure n’aboutit pas, cela ne veut pas dire que ce qu’il a vécu n’a pas eu lieu, et cela ne doit pas être un frein pour poursuivre sa vie.

La négociation n’est pas forcément un signe de faiblesse : si l’employeur négocie, c’est qu’il sait qu’il a des torts, sinon il ne négocierait pas. Le salarié peut ainsi sortir la tête haute.

3) Evelyne Heizmann nous a aussi informés sur un droit mal connu : le droit collaboratif auquel se forment de plus en plus les jeunes avocats, qui peut éviter le procès et ses aléas douloureux. Le but est de trouver une résolution négociée du conflit entre représentants du salarié et représentants de l’employeur. Les avocats ne sont donc pas seuls. Il peut même y avoir des représentants extérieurs à l’entreprise. Il existe des cabinets d’accompagnement de recherche d’emploi qui peuvent être aussi intégrés dans ce processus. Il peut aussi être négocié une communication interne à l’entreprise certifiant par exemple que le départ du salarié n’a rien à voir avec une faute professionnelle.

4) Enfin, l’avocat peut jouer un rôle de conseil, sans qu’il soit forcément partie prenante d’une procédure quelconque. Il n’apparaît pas mais aide le salarié à être acteur de la relation de travail : répondre aux remontrances, avertissements de l’entreprise, etc. Le salarié peut aussi consulter les syndicats, l’inspection du travail, la médecine du travail, qui peuvent tous être source de conseils et ainsi mieux armer le salarié face à son employeur.

Ne pas perdre de vue que l’essentiel est de sauver sa peau, car la santé est notre bien le plus précieux, puis négocier du mieux qu’on peut et toujours être accompagné.

Le procès est à déconseiller sauf pour ceux ou celles pour qui c’est moralement très important. Mais là encore, le collectif est ce qu’il y de plus pertinent.

Dernière précision : un avocat doit donner par écrit ses conditions financières dès le début. Oui, il peut inclure un pourcentage d’honoraires sur les résultats obtenus.

Quant à aller au pénal : ce n’est pas conseillé non plus pour les mêmes raisons que dites plus haut. Mais si les preuves sont incontestables, l’employeur pourra préférer négocier un protocole d'indemnisation plutôt que de prendre le risque d'une condamnation pénale.

Les échanges avec le public ont eu lieu tout au long des exposés et la soirée s’est terminée autour d’un pot amical, permettant des conversations plus individuelles.

Le troisième volet de cette réflexion sur le travail (débutée en mars autour du livre d’Isabelle Bourdial, “Sale temps pour les grenouilles. Attention burn-out”) portera sur le travail en général : son sens (ou non), l’épanouissement (ou l’exploitation), la fin du travail ?...

Il aura lieu le vendredi 8 décembre, de 19h à 21h, s’ouvrira sur des lectures à haute voix et sera suivi d’un débat et d’un pot comme d’habitude !

Claudine Cicolella, avec Danièle Renon et Dominique Broszkiewicz 

Octobre 2023