À partir de là, c’est le “black-out total. Insomnies, maux de tête, diarrhées, vodka ou gin le soir pour tenter de s’endormir.” Elle se relève, sollicite un entretien avec le directeur d’agence, refus. Arrêt maladie pour état dépressif réactionnel. Elle l’ignore et revient au bureau. “Elle obtient un rendez-vous avec son supérieur hiérarchique et le piège se referme sur elle.” Il l’insulte. Tentative de défenestration. Il l’en empêche. Fin de l’entretien : “‘Nous sommes vendredi. Lundi, je veux votre démission sur mon bureau.’ La DRH aurait complété en disant : ‘Tu ne vas quand même pas rester dans une société que ne veut plus de toi !” Depuis cette date : troubles majeurs du sommeil avec cauchemars à thématique professionnelle. Perte totale de libido, agoraphobie, panique, angoisse, paranoïa… “Elle se laisse mourir à petit feu.”
L’organisation du travail en question
Les consultations se succèdent à un rythme soutenu au cabinet du Dr Carole Matthieu, médecin du travail de l’entreprise de télécommunications, et les dossiers de ce genre s’accumulent sur son bureau. Quelques quinquagénaires, quinze à vingt ans d’ancienneté derrière eux, perdent pied eux aussi. L’un d’eux, Vincent Fournier, en souffrance depuis un an, trois arrêts maladie sans amélioration, vie personnelle en lambeaux, en arrive – après une tentative de suicide - à une tentative de strangulation sur sa supérieure hiérarchique. Mise à pied immédiate. Mutation disciplinaire. “Ils ne m’auront pas”, jure-t-il. “Je reste.” Mais peu après, voilà que le vigile le découvre, au petit matin, affalé sur son bureau, une balle dans la tête. Vincent Fournier ne s’est pas suicidé – il a été tué.
“Vincent n’est pas le problème”, analyse le Dr Matthieu, dévouée corps et âme à son métier et à la santé de ses patients. “Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines.” Et de détailler : la valse des projets montés, puis abandonnés sans raison ; la valse des responsables d’équipes (toujours plus jeunes et plus inflexibles) ; la tension suscitée par l’affichage des résultats de chaque salarié ; les consignes qui évoluent sans arrêt ; les injonctions paradoxales ; les objectifs inatteignables ; les anglicismes et termes consensuels ; le doute permanent qui ronge les rapports entre collègues ; l’infantilisation ; les avertissements comme punition ; les heures supplémentaires ; la paie amputée, les primes suspendues ; les larmes mêlées à une colère froide… En résumé, ponctue le Dr Matthieu : “La confiance perdue. La peur et l’absence de mots pour la dire. Le problème, c’est l’organisation du travail et ses extensions.”
Une affaire de meurtres
“Vincent (…) crevait dans l’indifférence générale”, ajoute un collègue qui vit un calvaire similaire et en impute la responsabilité à tous les étages : hiérarchie, collègues, syndicats, et même médecine du travail… Une mise en accusation que réfute le Dr Matthieu. La médecine du travail, assène-t-elle, constitue un contre-pouvoir. Parce que les médecins sont eux-mêmes salariés de l’entreprise, parce qu’ils ont une entité externe derrière eux - le conseil de l’Ordre -, et enfin, parce qu’il existe le secret médical. “Ce qui se dit dans ce bureau n’en sort pas. Une sorte de camp retranché en territoire hostile. Une belle épine dans le pied de la direction.”
Quoique convaincue de son (contre-)pouvoir, le Dr Matthieu avait eu, elle aussi, le pressentiment que “ce type allait mourir”. “Il n’était plus maître de son destin. (…) Ses bourreaux (…) décidaient à sa place. Je parle de meurtre, là. D’homicide programmé, concerté et organisé. (…) Je parle de la mort d’un homme. Du monde du travail d’aujourd’hui.” Le Dr Matthieu sait de quoi elle parle.
Élaborer l’autre Histoire
Elle-même ne sort pas indemne des épreuves quotidiennes auxquelles elle est confrontée, particulièrement dans les années 2008-2009, dans cette entreprise qui a le plus fort taux de suicide par salarié du pays. Non seulement elle se heurte personnellement au climat de tension dans l’entreprise, mais de surcroît, elle subit une agression de la part d’un de ses patients, qui la jugeait partiale et responsable de sa mutation. Elle en portera les séquelles : stress post-traumatique, symptômes de dépression, perte de confiance, impossibilité de se projeter, culpabilité majeure, altération de l’humeur avec anxiété sévère, troubles du sommeil, irritabilité, d’où modification de l’équilibre familial…, comme l’atteste peu après un rapport d’expertise de l’Inspection du travail.
De cette expérience personnelle et professionnelle, elle tirera une conviction : il ne suffit pas d’énoncer les faits, il faut mettre au grand jour “le sens des faits et de leurs résultats”. Démontrer la responsabilité de l’entreprise. Restaurer la dignité des salariés. Et “élaborer l’autre Histoire, l’envers du décor, les conditions et les conséquences de la course à la rentabilité.” Ce qu’il faut faire ? “Casser la culture du secret. Faire du bruit. Taper des mains sur les tables et des pieds dans les portes. Briser la spirale du déni et de la culpabilité. Résister.” “L’entreprise n’est pas un lieu secret”, s’insurge le Dr Matthieu en son for intérieur. “Quand un salarié souffre ou meurt, assassiné ou suicidé, cela concerne tout le monde, les collègues, les familles, les journalistes, les salariés, la société tout entière.”
Peut-on être jugé coupable de nourrir de telles convictions ?
Atelier SAT, septembre 2023